Avec des centaines d’images aussi prodigieuses que troublantes, August Sander laisse une œuvre immense. De 1920 à 1954, il photographie ses concitoyens allemands, met en lumière les gens de l’ombre et nous propose un rendez-vous avec l’intrigante vérité d’une époque. Une époque qui placera devant son objectif « persécutés » et « persécuteurs » : militants communistes, tsiganes, prisonniers politiques, membres des jeunesses hitlériennes, soldats, officiers SS et Juifs.
De la mine aux Beaux-Arts de Cologne
August Sander naît le 17 novembre 1876 à Herdorf, près de Cologne. Fils de mineur, il quitte l’école pour l’exploitation minière en 1890. À 16 ans, il se procure son premier appareil photo et découvre un médium pour lequel il va rapidement se passionner.
En 1897, durant son service militaire à Trèves, il intègre un studio photo en tant qu’assistant. Il poursuit son apprentissage entre Berlin, Magdebourg, Halle, Leipzig et Dresde, puis s’installe à Linz, en Autriche, où il se met à son compte en 1904 en tant que photographe professionnel.
Marié et père de quatre enfants, il rejoint ses parents à Cologne en 1910 où il va ouvrir son atelier de portraitiste professionnel, au 201 rue de Düren. Enrôlé dans l’armée en 1914, c’est Anna Sander, son épouse, qui dirigera seule l’atelier jusqu’en 1918.
Pacifiste et socialiste, profondément marqué par les atrocités de la Première Guerre mondiale, August Sander va poser un nouveau regard sur ses portraits de paysans d’avant-guerre. Refusant d’adhérer aux flous artistiques qui subliment à l’époque les photos d’art, il choisit au contraire d’accentuer les contrastes clairs-obscurs qui font ressortir les marques du travail agricole sur les visages et les mains de ses modèles.
Au début des années vingt, Sander se rapproche d’artistes liés aux avant-gardes de Cologne comme Franz Wilhelm Seiwert et Heinrich Hoerle, à l’origine du mouvement des Progressistes (Die Progressiven) de Cologne. Ces fréquentations, mêlées aux conversations politiques qu’il échange avec son fils, Erich Sander, et les amis de celui-ci, vont influencer l’idée directrice de son travail.
August Sander apparaît pour la première fois sur la scène publique en 1927, avec une exposition de plus de 100 photographies à la société Beaux-Arts de Cologne (Kölnischer Kunstverein) qui reçoit un franc succès. L’accueil enthousiaste de sa première publication Visage d’une époque (Antlitz der Zeit) en 1929 l’encourage également à poursuivre son projet.
À découvrir dans l’exposition : une sélection de photographies représentant le milieu artistique dans lequel évoluait August Sander ainsi que des portraits issus de l’ouvrage Visage d’une époque.
August et son projet
Les images qui composent l’œuvre majeure d’August Sander, les Hommes du XXe siècle (Menschen des 20. Jahrhunderts), furent quasi intégralement réalisées sous la République de Weimar, même si les prises de vues vont se poursuivre jusqu’en 1954. Ces centaines de portraits sont classés en sept groupes (« Le paysan », « L’artisan », « La femme », « Les catégories sociales et professionnelles », « Les artistes », « La grande ville » et « Les derniers Hommes »). August Sander n’ayant pas eu le temps d’achever son travail, la composition de l’ouvrage final a été reconstituée par ses descendants à partir des instructions écrites qu’il a laissées.
Paysans, soldats, militaires, hommes politiques, saltimbanques, hommes d’affaires, serveurs, August Sander a photographié pas moins de 600 professions. Débuté dans le monde paysan, le cycle s’achève dans la grande ville, avec ses mendiants, ses chômeurs, ses infirmes, tous ceux « marqués par la vie », que Sander appelle « Les derniers Hommes ». À la fin de la guerre, il intègre aux Hommes du XXe siècle le portfolio « Prisonniers politiques », constitué de photographies prises par son fils Erich Sander, emprisonné en 1934 en raison de ses opinions politiques, ainsi que des portraits de Juifs de Cologne réalisés pour des pièces d’identité en 1938-1939 alors que ceux-ci cherchent à fuir l’Allemagne nazie.
Stylistiquement, le travail de Sander se rapproche d’un travail documentaire, associé à une incroyable rigueur technique : les poses sont travaillées, les clairs-obscurs maîtrisés, il nous entraîne au-delà du visible. Les différences sociales, inscrites dans le langage corporel des personnes photographiées ou dans des objets symboliques liés aux professions, créent ce qu’il nomme des « instantanés physionomiques de son époque ». Il espère laisser une image de la société allemande du XXe siècle fidèle à la réalité, et c’est cette obsession pour la vérité qui rend son oeuvre incroyablement moderne et lui confère une place significative dans l’histoire du portrait. Le caractère « sériel » de son travail renforce la singularité de l’oeuvre et va influencer de nombreux artistes comme Diane Arbus ou Bernd et Hilla Becher.
À découvrir dans l’exposition : des portraits de paysans, d’intellectuels, d’hommes politiques, d’anarchistes, de leader démocrates, etc., esquissant un portrait de la société allemande des années 1920.
« La photographie de Sander renonce à recourir à toute forme d’effet vulgaire, elle n’est que pure photographie […] Ni le photographe, ni ses procédés ne sont essentiels, mais bien davantage le sujet représenté, tel qu’il s’offre à l’objectif dans sa forme la plus simple et la plus naturelle. »
Franz Wilhelm Seiwert, peintre allemand fondateur du groupe des Progressistes de Cologne, à propos d’August Sander, 1928
Les Juifs de Cologne
Présents dans la ville depuis l’an 321, victimes de plusieurs pogroms, chassés en 1424 puis autorisés à revenir en 1798, les Juifs de Cologne devront attendre 1871 et la constitution de l’Empire allemand pour obtenir l’égalité des droits civiques et politiques.
En 1920, les 16 000 Juifs de la ville font partie intégrante de la vie colonaise, ils sont des citoyens allemands. De nombreuses familles juives font partie de la classe moyenne et d’une élite bourgeoise.
Avec l’arrivée au pouvoir des nationaux-socialistes en 1933 et la montée de l’antisémitisme, les Juifs sont peu à peu évincés de la vie politique et sociale et contraints de quitter leurs fonctions, puis il leur sera interdit de voter ou encore de se marier avec des « citoyens de sang allemand ».
Fin 1938, des centaines de Juifs polonais vivant à Cologne depuis des décennies sont expulsés vers la Pologne. Les 9 et 10 novembre 1938, les événements de la Nuit de Cristal mettent fin aux espoirs de voir la politique antisémite reculer. Des centaines d’hommes sont arrêtés et internés à Dachau. Des pillages, taxes, et expropriations se mettent en place.
Entre 1938 et 1939, August Sander réalise de nombreux portraits de Juifs de Cologne qui, répondant à l’obligation de refaire leur pièce d’identité pour y marquer la lettre « J », se rendent chez le photographe. Ces portraits sont réalisés par l’artiste avec soin, retenue et gravité, bien qu’ils soient destinés à des papiers d’identité.
Les premières déportations débuteront à l’automne 1941, jusqu’au printemps 1945. Il n’y aura presque aucun survivant.
À découvrir dans l’exposition : exposés pour la première fois, quarante tirages par contact* des Juifs de Cologne et des « Prisonniers politiques », parmi ceux qu’August Sander et ses descendants n’ont pas retenus pour les Hommes du XXe siècle. Ces portraits sont complétés par des informations biographiques.
*Tirage par contact : désigne une image qui a les mêmes dimensions que celles du négatif (ici 12 x 9 cm). Ce tirage permet d’obtenir des planches-contact pour choisir l’image à reproduire.
« Pour le projet “Hommes du XXe siècle”, j’ai également constitué un portfolio de portraits de Juifs qui ont émigré par la suite. Il s’agit essentiellement de personnages typiques du Cologne d’avant-guerre. Ce portfolio sera certainement un document précieux pour les Juifs, soyez-en assuré. »
August Sander à Hans Shoemann, le 16 juillet 1946
August et son fils
Erich, l’aîné des trois enfants de la famille Sander naît le 22 décembre 1903 à Linz, en Autriche. Dès 1914, il s’éveille aux idées socialistes et adhère en septembre 1922 à la Ligue des jeunes communistes d’Allemagne. Son père, social-démocrate convaincu, désapprouve cette décision. Père et fils se rejoignent tout de même sur un point : la photographie, qu’Erich pratique avec passion.
En 1924, Erich adhère au Parti communiste allemand. En octobre 1932, il est nommé à la tête du SAP, le parti socialiste ouvrier d’Allemagne, et s’engage alors dans la Résistance. À cette époque, il conçoit des tracts qu’il duplique dans le grenier de la maison familiale. Lorsqu’il manque de papier pour l’impression, Erich recourt à la photographie et son père lui prête main-forte. Incontestablement un acte de résistance face à la montée en puissance du national-socialisme.
Le 11 septembre 1934, Erich Sander est arrêté par la Gestapo et condamné à dix ans de prison. Dès 1936, il devient photographe carcéral de la prison de Siegburg. Ses fonctions lui permettent de réaliser de nombreuses photographies qui témoignent de la vie quotidienne au sein de la prison, mais aussi de poursuivre ses activités de résistance. Avec l’aide de ses parents il fait rentrer dans la prison du papier photographique et sortir des photographies.
En mars 1944, Erich Sander est affecté d’une appendicite. Transféré trop tard à l’hôpital, il meurt le 23 mars 1944. August Sander, profondément attristé, fait réaliser un masque mortuaire de son fils et érige un autel en son honneur dans son bureau. Il intégrera les clichés de son fils à son projet Hommes du XXe siècle dans le portfolio « Prisonniers politiques ».
À découvrir dans l’exposition : dix images du portfolio « Prisonniers politiques » réalisées par Erich Sander dans l’enceinte de la prison de Cologne entre 1934 et 1944. Elles sont un mélange d’autoportraits d’Erich, de portraits d’autres prisonniers et de clichés de la vie en prison.
« La photographie était bien davantage qu’un métier pour August et son fils Erich – elle reflétait leur vision du monde et des hommes, tels qu’ils sont. »
Gerhard Sander, petit-fils d’August et neveu d’Erich Sander, « Postface à la correspondance d’Erich Sander », in NS-Dokumentationszentrum de la ville de Cologne (dir.), Erich Sander. Gefängnisbriefe 1935 – 1944, Berlin, Metropol, 2016, vol. 2, p. 341.
August Sander face au nazisme
Loin des images d’exaltation aryenne et du mythe du surhomme, la grande variété des portraits réalisés par August Sander et des expressions souvent austères des visages photographiés reflètent la dure réalité sociale, ce qui va largement à l’encontre des principes fondamentaux du régime nazi.
En 1936, l’ouvrage Visage d’une époque est interdit de publication par le régime national-socialiste et les plaques photographiques sont détruites. En 1939, le début de la guerre va pousser August Sander à s’établir dans le Westerwald, emportant avec lui 10 000 négatifs pour les mettre à l’abri. Un incendie détruira les 30 000 autres pièces restées dans sa cave de Cologne en 1946.
Fidèle à son projet et à son travail de catalogage de la société allemande contemporaine, August Sander va également photographier des membres de la SA, de la SS et des Jeunesses Hitlériennes. Mais sur ces photographies, les poses, les regards et les sourires parviennent souvent à faire oublier les fonctions. Ce ne sont pas seulement des officiers SS ou des nazis que l’on observe sur ces portraits, ce sont des Hommes.
À la fin de la guerre, August Sander décide d’intégrer aux Hommes du XXe siècle les portraits de ces nazis en uniformes, au même titre que les photos des « Prisonniers politiques » de son fils Erich ou que la série de portraits des Juifs de Cologne.
En rassemblant ces portraits de « persécutés » et « persécuteurs », August Sander redonne une place au sein de la communauté du peuple allemand à ceux que l’Allemagne nazie avait tenté de déshumaniser. Acteurs et victimes d’une idéologie laissent leur empreinte sur le siècle et sur leur pays.
À découvrir dans l’exposition : douze portraits de membres du Parti national-socialiste (soldats, officiers, SS ou encore membres des Jeunesses hitlériennes), réalisés principalement au début des années 1940.