Nous vous proposons ici des ressources autour de l’exposition « August Sander. Persécutés / persécuteurs, des Hommes du XXe siècle » pour vous permettre d’approfondir vos connaissances ou vos recherches sur le sujet.

Le face-à-face

L'oeuvre Des Hommes du XXe siècle

Les prisonniers politiques

Contact prints

La visite de l'exposition

Lettre de Franz Wilhelm Seiwert à August Sander, 1928

Un an après l’exposition au Kunstverein de Cologne, August Sander prévoyait de se rendre à Berlin avec l’intention de photographier les acteurs de la scène artistique dans le cadre de son projet « Hommes du XXe siècle ». Franz Wilhelm Seiwert lui écrit cette lettre de recommandation (traduction par Bender & Partner)

Sander : Visages du temps.

Cet ouvrage est l’aboutissement d’une décennie de travail du photographe colonais August Sander. Grâce à son œil perspicace, il a su déceler le propre de la physionomie humaine et fixer ainsi, à travers le type, le genre et la manière d’être de ses contemporains, l’expression caractéristique du visage de son temps. Il ne s’agit pas d’une collection de visages de contemporains « célèbres ». Sander a choisi de privilégier des personnages représentatifs issus de toutes les couches de la population. Le paysan, le prolétaire, le citoyen, l’artisan, l’intellectuel, l’artiste créateur, l’industriel. La physionomie des différents groupes s’offre à nous, d’une manière dépourvue de préjugés et sans la moindre ironie. Sander considère chaque personnage typique avec un sens inné pour l’essentiel, dans le respect de ses conditions de vie propres.

La photographie de Sander renonce à recourir à toute forme d’effet vulgaire, elle n’est que pure photographie, renouant ainsi avec la tradition des daguerréotypes. Ni le photographe, ni ses procédés ne sont essentiels, mais bien davantage le sujet représenté, tel qu’il s’offre à l’objectif dans sa forme la plus simple et la plus naturelle.

Cette publication est une œuvre de très grande valeur, tant du point de vue de la sociologie raciale que du point de vue historique, un document significatif de notre époque.

F.W.S.

Lettre d’August Sander à Dettmar Heinrich Sarnetzki, 7 janvier 1947

August Sander s’adresse à l’écrivain et rédacteur en chef Dettmar Heinrich Sarnetzki pour lui faire part de son travail autour des Hommes du XXe siècle. Il évoque l’organisation des portfolios concernant les Juifs, les prisonniers politiques et les travailleurs étrangers.

Cher M. Sarnetzky [sic] !

La nouvelle de votre succès m’a empli de joie, car je suis bien conscient des efforts qu’il faut fournir pour récolter les fruits de son succès. J’y participe de tout cœur et je ne voudrais pas être en reste pour vous rendre visite dans votre nouvel appartement. […]

La semaine passée, j’ai travaillé au projet Menschen des 20. Jahrhunderts (Hommes du XXe  siècle). Nous avons couché sur papier le portfolio des Juifs. Il s’agit de personnes qui ont émigré ou qui ont perdu la vie dans les chambres à gaz. Rien que des belles têtes d’apolitiques. Nous avons également couché sur papier un portfolio de prisonniers politiques et un troisième de travailleurs étrangers.

Je continue ainsi, travaillant tantôt à l’un, tantôt à l’autre ouvrage. Il y a toujours quelque chose à faire, à améliorer ou à compléter. Mes études de mains exigent encore beaucoup de travail : instruments organiques et inorganiques de l’homme, auxquels je travaillerai largement en été, car le sujet est d’actualité et propre à éveiller un intérêt international, puisqu’il sert la paix et non la guerre.

[…] J’ai une excellente collaboratrice, dont je suis très satisfait et qui me seconde courageusement, et en se montrant intéressée. Il y a toujours tant à faire et à corriger, que nos journées sont bien remplies.

[…] // Je vous adresse mes meilleurs vœux pour votre déménagement, en vous conseillant cependant de ne pas prendre froid, ce serait dommage.

Portez-vous bien, ma femme se joint à moi pour vous adresser nos meilleures salutations.

Votre August Sander

Les Juifs de Cologne

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Scène d’humiliation, Benjamin Katz et son fils Arnold forcés à défiler dans Cologne lors du boycott des entreprises juives le 1er avril 1933. © Fonds d’archives du Mémorial de la Shoah

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August Sander, Persécuté [Benjamin Katz], c. 1938, tirage par contact, 1990-2011. © Die Photographische Sammlung/SK Stiftung Kultur – August Sander Archiv, Cologne; VG Bild-Kunst, Bonn; ADAGP, Paris, 2018. Courtesy of Gallery Julian Sander, Cologne and Hauser & Wirth, New York.

Interview de Gerhard et Julian Sander, héritiers d’August Sander

Pourquoi avoir accepté la proposition du Mémorial de la Shoah d’organiser cette exposition ?

Gerd Sander – C’est très simple : parce que je pense que le Mémorial de la Shoah est l’institution la plus appropriée pour une telle exposition. Et c’est la première institution de mémoire qui en a fait la requête. Personne n’avait jamais imaginé une exposition comme celle-ci. J’ai eu beaucoup de chance quand Alain Sayag a donné mon contact à Sophie Nagiscarde, co-commissaire de l’exposition. Nous avons pris rendez-vous à Paris, je lui ai raconté tout ce que je savais, je lui ai donné des bouquins. Quand deux personnes se rencontrent et peuvent discuter de la même chose les yeux dans les yeux, c’est que vous avez trouvé un vrai partenaire. Je suis donc vraiment heureux que la Fondation pour la Mémoire de la Shoah ait rendu tout cela possible, et j’ai investi beaucoup de moi-même dans ce projet. Parce que c’est une forme de  continuation à tout ce que j’ai commencé quand j’ai pris les rennes de la succession, en 1988.

Julian Sander – Le monde entier aime voir l’Histoire comme un ensemble assez limité de motivations et causalités diverses. La réalité n’est pas toujours si simple. Pour moi, cette exposition était une opportunité de s’intéresser à un sujet très important, autour d’une période pendant laquelle un pays entier s’est retrouvé manipulé au point de se détourner de ses propres fondations morales. L’œuvre de Sander, grâce à sa précision et sa franchise, est un outil inestimable dans cette analyse. Elle retarde le jugement du public, et par là nous défie à réfléchir à comment nous nous tenons face aux préjugés véhiculés par la propagande nazie, et par d’autres formes de propagande de nos jours.

 

Comment l’œuvre d’August Sander s’inscrit dans la transmission de la mémoire de la Seconde guerre mondiale et de la Shoah, pour vous ?

GS – August Sander a toujours senti que ses photos étaient aussi des outils de documentation. Il disait, « je veux documenter mon époque ». C’est pourquoi il a tant voulu ajouter les différents groupes présents dans l’exposition aux Hommes du XXe siècle. Parce qu’ils font partie de l’histoire, parce que c’est ainsi que ça s’est passé. Il a vécu ces douze effroyables années qu’ont duré le National-Socialisme et la Seconde Guerre mondiale, comme tant d’autres en Allemagne. Il a du subir le harcèlement de la Gestapo, comme tant d’autres l’ont subi. Nous devons comprendre que la notion de secret n’existe pas dans l’œuvre de Sander. Le secret, c’est sa personnalité. Son œil et son esprit étaient très spéciaux. Il traitait tout ce qu’il regardait (avec ou sans appareil photo) de la même manière, avec la même objectivité. C’était vrai pour tout ce qu’il entreprenait.

JS – August Sander a dressé le portrait des hommes de son temps. Dans ses photos, il a capturé avec beaucoup de subtilité et de finesse les caractéristiques sous-jacentes de toutes sortes de gens. A travers cet engagement, August Sander a capturé une forme directe de communication visuelle, des moments intemporels. En regardant les photos de Sander, on peut voir dans les regards et les âmes des hommes de cette époque. Cette forme de clairvoyance transcende toute forme de distraction. A travers un respect universel pour ses sujets, l’œuvre de Sander nous montre aujourd’hui comment percevoir ces personnes. Dans le contexte de la Seconde Guerre mondiale et de la Shoah, ce regard devient un contraste extrêmement fort par rapport à la réalité telle que nous la connaissons.

 

Quel est l’héritage d’August Sander dans la photographie aujourd’hui ?

GS – Je pense qu’il nous a laissé des recommandations très simples : “voir, observer, penser”. Nous devrions penser à ce que nous faisons. Réfléchir à ce que nous disons. Réfléchir à ce que nous prenons en photo. Et ce pourquoi nous le faisons. Quel est le but de la photo, de la pensée, de l’écrit ? Qu’est-ce que nous voulons accomplir ? Juste du sens commun, rien de plus ni de moins.

JS – L’héritage d’August Sander est si profondément imprimé dans l’ADN de la création photographique contemporaine que ça n’est pas une question facile. August Sander présente dans son œuvre à la fois toutes les qualités du métier ainsi que sa grande profondeur intellectuelle combinées. Sa vision de la photographie a guidé et influencé des générations d’artistes. Certains par la rigueur conceptuelle avec laquelle il a mené le grand projet de sa vie. D’autres par la limpidité et l’humanisme de son regard.
August Sander est un standard pour le portrait photographique, un modèle dont nous nous devons d’être à la hauteur.

Trois questions à Johann Chapoutot, historien spécialiste du nazisme et Professeur d'Histoire contemporaine à la Sorbonne (Sorbonne Université).

Comment peut-on interpréter la démarche d’August Sander lorsqu’il décide d’inclure ses portraits de Juifs de Cologne à son œuvre « Hommes du XXe siècle » ?

Intégrer des Juifs à sa collection de portraits et, au-delà, des catégories discriminées et persécutées par les nazis (« Fremdarbeiter », « malades », « asociaux ») est un geste de défi et de résistance, plein et entier. On sait qu’August Sander, issu d’une famille ouvrière, était un social-démocrate qui n’a pas franchi le seuil de l’action directe contre les nazis, contrairement à son fils, Erich Sander, communiste, qui fut arrêté en 1934 et mourut en détention en 1944. Le fils était entré en clandestinité, le père continua à faire son travail. En faisant des portraits de Juifs, il accomplissait un acte subversif. Les seuls portraits de Juifs réalisés sous le IIIème Reich sont des photographies judiciaires-policières ou anthropométriques-scientifiques. En leur tirant le portrait, sans être policier ou biologiste, il leur redonne existence, personnalité et dignité. Au fond, il fait un peu ce qu’il faisait depuis des dizaines d’années, quand il photographiait des gens du peuple de la même manière que les bourgeois se faisaient portraiturer. Là, la subversion n’est plus d’ordre sociologique, mais politique.

 

Que nous apprennent les photos d’August Sander sur le nazisme ?

Sur le nazisme, peu de choses en plein, mais beaucoup en creux. Il fait des portraits de nazis banals, communs, sympathiques. Même le SS, avec ses joues rondes, ses lunettes cerclées et son bon sourire, fait figure de voisin idéal et de bon papa. Que peut-on en induire ? A première vue, que le nazisme fait recette partout dans la société, et que les partisans du « mouvement » sont loin d’être tous effrayants et hideux. Sander photographie également les victimes, souvent indirectes, de ces gens-là : on y trouve des mines patibulaires, des visages adorables – une grande diversité humaine. Première conclusion : alors que les nazis typologisent comme des forcenés (les beaux et les bons, les Germains / les laids, les ratés et les tarés), la photographie documentaire de Sander leur administre une gifle.

 

L’œuvre d’August Sander rassemble des portraits de modèles recrutés dans toutes les couches de la société allemande, ce qui va à l’encontre des fondamentaux du national-socialisme en place à l’époque et à l’inverse des images de propagande nazie. Peut-on y voir une œuvre politiquement engagée plus qu’un travail documentaire ?

Oui, et c’est la seconde conclusion d’un examen de ses photographies. Les nazis construisent des types, biologiques, raciaux, pensent en masses, en « mouvement », en « corps du peuple », en « communauté du peuple ». Sander, lui, photographie des individus. Un des multiples slogans des nazis était : « Tu n’es rien, ton peuple est tout », ce qui vaut pour le Germain comme pour le Juif. Il n’existe pas d’individus, héritage néfaste de la révolution française, mais seulement des masses que des catégories scientifiques (la race) viennent fixer. Ce que dit Sander, par le simple fait de déclencher son appareil, est simple : toi, le Juif, tu n’es pas un Juif, tu es un individu d’abord et avant tout, avec ta dignité et ta valeur. Toi, le nazi, tu n’es pas le simple membre anonyme de la « communauté du peuple », qui suit le « mouvement », et ta personnalité n’est pas occultée par ton uniforme. Tu es un individu, avec un visage, une adresse, des papiers d’identité : tu es libre, tu as fait un choix, donc tu es responsable. La charge subversive de ce double mouvement est immense : le trépied du photographe ressuscite l’individu et ré-institue la société, celle de la modernité politique, celle des individus libres, qui embrassent des causes, qui font des choix (les bourreaux) et celle des persécutés, qui ne sont pas une simple biomasse dégradée, mais des êtres dotés de dignité et de valeur.

Sander fait œuvre politique en poursuivant son travail documentaire, tout simplement. C’est sa force : il reste pudique, il n’est jamais grandiloquent, il n’affirme rien. Il poursuit son travail de sociologue de l’Allemagne, qui fait le portrait de la société allemande, contre la communauté nazie.

Bibliographie

Ouvrages disponibles à la Librairie du Mémorial de la Shoah ou, pour certains, sur notre librairie en ligne.

August Sander

August SANDER. Voir, observer et penser : photographies, Exposition Paris, Fondation Henri Cartier-Bresson, 2009, 173 p., 39,80 €, distributeur Interart

LUGON Olivier, Le style documentaire d’August Sander à Walker Evans, 1920-1945, Macula / Interforum, 30,50 €

POWERS Richard, Trois fermiers s’en vont au bal, 10/18, Interforum, 10,20 €

REZNIKOV Patricia, Le songe du photographe, Albin Michel, 21,50 €

SANDER August, August Sander, Photopoche n°64, Actes Sud, 13 €

 

Autres photographes

ATGET Eugène, EVANS Walker, KERTESZ André, Album Télérama, 15 €

Walker EVANS, Photo poche n°45, Actes Sud, 13 €

André KERTESZ, Photo poche n°17, Actes Sud, 13 €

Lore KRUGER : Musée d’art et d’histoire du Judaïsme, Album Télérama, 10,90 €

Léon LEVINSTEIN, Photographies 1950-1980, éditions Sam Stourdzé, éditions Leo Scheer, 55 €

Roman VISHNIAC, Photo poche n°153, Actes sud, 13 €

 

Essais sur la photographie

BAZIN Philippe, Pour une photographie documentaire critique, Créaphis, 2017, 13 €

BARTHES Roland, La Chambre claire, Gallimard / Cahiers du cinéma, 24,90 €

BENJAMIN Walter, Petite histoire de la photographie, Allia, 2012, 6,20 €, distributeur Harmonia Mundi

BERGER John, Comprendre une photographie, Héros Limite, 16 €

BRUNET François, La photographie : histoire et contre-histoire, PUF, UD, 27 €

DIDI-HUBERMAN Georges, Images malgré tout, Les éditions de Minuit, 22,80 €

Etranger résident, La collection Marin Karmitz, La Maison rouge, éditions Fage, 28 €

ROUSSEAU Frédéric, L’Enfant juif de Varsovie, Seuil

 

Photographie et Shoah

Album d’Auschwitz, éditions Al Dante, 28 €

PISAREK Abraham, Les Juifs de Berlin, 1933-1941, Biro éditeur, 2010, 25 €

 

Les Juifs allemands avant la Shoah

ELON Amos, Requiem allemand. Une histoire des Juifs allemands, 1743-1933, Denoël, 2010, 27,40 €

 

Liens utiles

Site de la Fondation August Sander (Livre Antlitz der Zeit consultable en ligne et tous les portfolio des Hommes du XXe siècle)

Interview de Renate Gruber au sujet d’August Sander (sous-titrée en anglais)

voir le site du Museum Ludwig